L’Archipel d’Amarok

La cécité botanique : La surprenante incapacité de voir les plantes

Il existe une théorie alarmante qui porte le nom de “cécité botanique” ou plant blindness. Deux botanistes, James Wandersee et Elisabeth Schussler, ont mis au grand jour ce mystérieux voile qui nous empêcherait de voir les végétaux… Mais quel est cet étrange phénomène qui touche la population ? Est-il possible d’y remédier ? Quels sont les moyens pour la prévenir ? Autant de questions auxquelles nous allons tentés de répondre.

Qu’est-ce que la cécité botanique ?

Le concept de cécité botanique a été théorisé aux États-Unis en 2001 dans un article intitulé Toward a Theory of Plant Blindness, rédigé par les botanistes James Wandersee et Elisabeth Schussler. Auparavant, d’autres membres de la communauté scientifique avaient déjà exploré des questions et hypothèses similaires, contribuant ainsi à inspirer et à soutenir ce travail.

Il s’agit là d’un nom bien particulier, sonnant comme un mal, une maladie dont on ne pourrait se défaire. La Cécité désigne l’absence partielle ou totale de la vision. La botanique, quant à elle, est une science ayant pour objet l’étude des végétaux. Si l’on combine les deux termes, cela met en lumière une incapacité voir une inaptitude à percevoir et à considérer le végétal dans sa richesse ainsi que son importance au sein des écosystèmes. Cela peut aller encore plus loin, avec la considération que les végétaux sont inférieurs aux animaux.

James Wandersee et Elisabeth Schussler prevent plant blindness
Source : Affiche de James Wandersee et Elisabeth Schussler

Les plantes seraient un écran vert, une simple décoration ou encore, un ornement habillant le paysage. Dans ce cas, le végétal se place comme une toile de fond et est relayé au second plan. L’idée n’est pas tant qu’on ne le voit pas, mais plutôt qu’on ne le conscientise pas. En ce sens, Kathryn M. Parsley, propose un autre terme qu’elle considère plus approprié : “ plant awareness disparity “ ou “la disparité de conscience des plantes (PAD)” (Parsley, 2020).

Ces considérations me semblent bien loin de ma perception du monde végétal. Et pourtant, force est de constater que ce désintérêt botanique se manifeste tout autour de moi. En règle général, l’attention se porte davantage sur les animaux que sur les plantes. Il suffit de se rendre au Parc de la Tête d’Or, un samedi après-midi, afin d’observer la foule présente dans les allées du zoo, en opposition au calme planant dans les serres abritant les plantes.

Quels sont les symptômes et comment se manifeste la cécité botanique ?

Comment cela se fait-il que le végétal soit si présent dans notre quotidien sans qu’on ne le remarque ? D’un premier abord, on pourrait se dire qu’il suffirait d’ouvrir les yeux. Toutefois… Il n’est pas suffisant d’avoir les yeux ouverts pour voir. “Nous avons beau regarder, nous ne voyons que très peu de ce que nous regardons.” (Elkins, 1996, p.11)

Pourquoi la cécité botanique se manifeste ?

  • On ne reconnaît que ce que l’on connaît déjà

Nous avons une tendance accrue à voir ce que l’on connaît déjà, or, comme je l’énonce dans l’article : Apprendre la botanique : une approche sensible pour observer, comprendre et se reconnecter au vivant, nous apprenons bien plus aux enfants à reconnaître les animaux que les plantes…

Suite à une question posée sur Twitter par Sarah B. José, Chih-Hang Wu et Sophien Kamoun, dans un cadre de recherche, des scientifiques ont partagé les raisons qui les ont poussés à se tourner vers l’étude de la botanique. Il s’avère que beaucoup de personnes interrogées ont soulignés que leur intérêt pour les plantes s’est manifesté dans leur enfance, en grandissant à la ferme, en étant en contact avec la nature ou bien par le biais de mentor ou d’enseignants inspirants et passionnés. (Jose et al., 2019)

Source : (Jose et al., 2019) Réponses sur Twitter

En 2020, 51 millions de personnes, soit près de 80 % de la population française, vit en milieu urbain (Centre d’observation de la société, 2023). Cette concentration massive en ville accentue une déconnexion rapide et croissante vis-à-vis de la nature, en éloignant les individus non seulement de leur environnement naturel et de sa compréhension sensible, mais aussi des connaissances liées aux écosystèmes. Les plantes ne sont évidemment pas épargnées, cette déconnexion urbaine est l’une des raisons amenant à la cécité botanique.

  • Un attrait pour les animaux bien marqué

Les humains ont une propension à percevoir en premier les animaux, suivis des plantes. Ces dernières sont perçues comme moins menaçantes, avec une faible valeur de signal. Elles suscitent donc moins d’attention ou d’inquiétude. Il s’agit là de mécanismes cognitifs de survie profondément ancrés, venant de notre passé de chasseurs-cueilleurs. Une vigilance accrue permettant d’anticiper les mouvements et les attaques des animaux était nécessaire.
De plus, nous avons une préférence pour les créatures qui nous ressemblent le plus.

Toutefois, lorsqu’un individu est informé qu’une plante est toxique, sa capacité à la reconnaître visuellement s’intensifie.

Source : Henri Rousseau – Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, 1905
  • Un problème de vision et de perception

Selon la perception et la cognition visuelles humaines, lorsque les plantes ne sont pas en fleurs, elles forment des regroupements verdoyants qui rendent difficile la distinction des contours et des nuances : nous voyons seulement une grosse masse d’herbe.

Les plantes, étant généralement des éléments immobiles dans le champ de vision de l’observateur, leur détection et leur observation peuvent poser des défis visuels plus importants que ceux présentés par les objets en mouvement. Les humains ont tendance à s’ennuyer lorsqu’ils regardent une scène constante trop longtemps…

C’est pourtant personnellement ce que j’apprécie chez les plantes. C’est cet ancrage, très loin à mon sens d’être immobile. Je me souviens de ce moment où j’ai pris conscience de tout ce qui se tramait à l’intérieur d’une plante, des flux de sève, des échanges gazeux, les stratégies d’adaptation et de reproduction, leurs différents organes et leurs fonctions… Mais aussi de la grande diversité d’espèces dans un paysage qui me semblait simplement « vert ».

Cécité botanique
Source : Lorène Fernandez – L’Archipel D’Amarok

Cette cécité botanique est-elle présente partout ?

La question se pose légitimement : la cécité botanique, touche-t-elle l’ensemble de l’humanité ? En réalité, ce n’est pas le cas. Le rapport au vivant, varie selon les cultures. Ce biais cognitif semble surtout marqué dans les sociétés occidentales, pour lesquelles la déconnexion à l’environnement est fortement marquée et le rapport au vivant de plus en plus déconnecté.

Les communautés qui dépendent de la chasse, de la cueillette, de la pêche ou de l’agriculture sont plus enclines à observer les signes de la nature. C’est un indispensable. Pour survivre, se nourrir, se vêtir, se soigner, il est nécessaire d’être en grande communion avec son environnement. Les lois ne sont plus celles des hommes, mais celles de la nature.

Si nous nous tournons du côté de la vision des peuples racines, pour les Yanomami (un peuple d’Amérique du Sud)la forêt est un univers composé de multiples sociétés d’êtres sur un même pied d’égalité : humains et non humains, visibles et invisibles […] La respiration de la forêt est pour eux une entité vivante, contrairement à notre conception occidentale où elle peut être vue comme une sorte de décoration inerte que l’on peut massacrer jusqu’à la rendre désertique.” (Bruce Albert, 2020)

Yanomami
Source : Survival international

Quels sont les symptômes de la cécité botanique ?

Afin de déterminer si vous êtes pris de cécité botanique, je vous propose un TEST que j’ai conçu à partir des symptômes listés par l’étude de James Wandersee et Elisabeth Schussler. Ainsi, vous pourrez évaluer votre perception botanique et savoir si vous êtes atteint !

Partagez le résultat du test de cécité botanique en commentaire 🙂 !

Souffrez-vous de cécité botanique ?




3 manières de remédier à la Cécité Botanique

À travers cet article, j’ai exposé les contours de la cécité Botanique : ses origines, ses manifestations, et ce qu’elle dit de notre rapport au vivant. Le défi désormais, c’est de savoir comment agir concrètement pour se reconnecter au monde végétal et raviver notre attention au monde végétal.

La place du Mentor végétal

Comme mentionné plus tôt, il est beaucoup plus probable de développer une sensibilité au végétal si une personne de notre entourage a joué un rôle de guide ou de passeur de savoirs durant notre enfance. Un grand-parent passionné, un enseignant inspirant : ces figures peuvent éveiller notre regard.

Mais si vous cheminez seul.e, il est tout à fait normal de ressentir un découragement. En tant qu’êtres sociaux, nous avons besoin de partager nos expériences pour leur donner du sens. L’accompagnement par une personne référente stimule l’apprentissage et l’attention portée au végétal.

Conseil n°1 : Trouvez un mentor ou devenez un mentor

Qu’il s’agisse d’un proche, d’une connaissance, d’un membre de votre famille, cherchez quelqu’un qui partage cet intérêt. Et si personne autour de vous n’est “branché botanique” vous pouvez :

  • Vous tournez vers les programmes de sciences participatives. Cela vous permettra de rencontrer du monde avec les mêmes intérêts que vous
  • Vous rapprochez d’associations locales. Il y a beaucoup de propositions d’animations autour de la découverte des plantes sauvages par exemple.
  • Sur le site Tela Botanica, dans l’onglet “projet”, vous trouverez, par région, des groupes informels permettant de pratiquer la botanique à plusieurs.

Cela dit, c’est peut-être à vous de prendre ce rôle de mentor. Il est possible que vous ayez assez de connaissance en botanique pour éveiller la curiosité de votre entourage. Cela vaut également si vous n’êtes pas un botaniste aguerri. Il n’est pas si compliqué de remettre de l’attention et de l’émerveillement :

  • Apprenez quelques détails sur des plantes communes : un fait sur leur anatomie, un usage médicinal ou une anecdote. Puis partager ces informations lors d’une balade, cela suffira à réinjecter un zeste de curiosité. Vous aurez pour le moins réussi à faire poser le regard sur une plante.

L’importance de la démarche éducative végétale

L’hypothèse selon laquelle les expériences éducatives précoces et bien planifiées avec les plantes, sont essentielles pour surmonter le problème de Cécité Botanique d’après Wandersee et Schusler. Lindemann-Matthies (2005), quant à lui, à démontré qu’une intervention éducative attirant l’attention des élèves sur les plantes augmentait généralement leur intérêt pour elles.

Vous êtes enseignants de science et vie de la terre, de biologie, éducateur à l’environnement, professeur.e des écoles et vous ne savez pas comment concevoir des activités pédagogiques efficaces pour susciter l’intérêt et l’attention de vos élèves et participant.es pour la botanique ?

Conseil n°2 : Adoptez une approche plus sensible et expérimentale

  • Faites germer la curiosité : invitez vos élèves à cultiver une plante à partir de graines : Suivre jour après jour le développement d’un être vivant qu’ils ont eux-mêmes semé crée un lien fort et engageant. Encouragez les à noter leurs observations dans un carnet : les couleurs, les formes, les détails qui étonnent. Puis relié cela aux concepts présentés en cours.
Source : Getty Images / lovelyday12
  • Touchez leur imaginaire : racontez votre propre histoire avec le végétal : Préparez une brève présentation de 5 à 10 minutes décrivant votre propre histoire en lien avec le végétal : quels sont vos souvenirs marquants ? Qui était votre mentor ? Quelles plantes utilisiez-vous pour jouer ? Quelle était votre odeur préférée ? … En ajoutant du vécu à la science cela ouvre à une “mémoire botanique“ (Botanical sense of place)

    Invitez vos élèves à faire de même : Un court moment d’écriture introspective (5 à 10 minutes) sur ce que leur évoque le végétal, suivi de quelques partages volontaires.
  • Éveillez leur curiosité avec l’étrange et le mystérieux : plantes carnivores, toxiques, médicinales ou dotées de mécanismes de défense étonnants… Pany (2014) a remarqué que les élèves ont une plus grande propension à s’intéresser aux plantes médicinales, toxiques, étranges…

Agissez dans la rue

Pour lutter contre la cécité botanique, vous pouvez porter des actions impactantes et amusantes informelles afin de réinscrire les plantes dans le quotidien et dans l’espace public.

Conseil n° 3 : Soyez créatif !

  • Écrire le nom des plantes à la craie sur les trottoirs

Notez le nom des plantes rencontrées juste à côté d’elles. Ajoutez parfois un petit mot curieux : « Comestible », « Plante médicinale », « Aime l’ombre », « Attire les abeilles »…

Plusieurs initiatives de ce genre ont émergées dans les villes de Toulouse, Nantes, Montpellier, Lyon… Un moyen de faire de la rue un support pédagogique pour tous les passants…

Boris Presseq a réalisé son opération d'inscription des noms de plantes dans plusieurs quartiers de Toulouse.
 Source : B. Presseq – 20 minutes

D’un autre genre, Gentiana la société botanique Dauphinoise avait mit en place une installation artistique dans un esprit Street-art, avec pour objectif : changer le regard sur les herbes sauvages en ville.

Gentiana, Société Dauphinoise de botanique
Source : Gentiana, Société Dauphinoise de botanique

A ce propos, il y a peu de temps, je me suis arrêté dans une rue passante pour observer une Bec-de-grue à feuilles de ciguë. Me voyant accroupie par terre, j’ai remarqué que le regard des passants se dirigeait vers ce qui retenait mon attention.

Bec-de-grue à feuilles de ciguë
Source : Lorène Fernandez – L’Archipel D’Amarok

Malheureusement, la biodiversité végétale connaît un déclin de biodiversité alarmant, mais silencieux… Silencieux, car les plantes sont reléguées en toile de fond et que nous ne les voyons plus, nous ne les écoutons plus, nous ne les connaissons plus. Nous avons coupé ce lien au végétal, pourtant si évident et indispensable. C’est pourquoi, le rôle de l’éducation dès le plus jeune âge est d’une grande importance pour rééduquer à l’attention, à une attitude respectueuse, à la connaissance et à notre sensibilité à leur égard. Une pédagogie axée sur le sensible et les émotions, pour relier les humains contemporains à l’altérité et prévenir la cécité botanique.

Alors que vous soyez un botaniste aguerri ou que vous soyez à vos premiers balbutiements… Diffusez, sensibilisez, transmettez de manière accessible et divertissante le plus que possible.

Et si vous commenciez par partager votre première expérience marquante avec le végétal en commentaire ? Installez vous confortablement et prenez le temps de décrire les détails de ce moment marquant : un son, une odeur, une forme, des ombres, vos émotions… Je serais ravie de vous lire ! 🙂

Sources

Pour aller plus loin…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *